Sur le pavé de l'église : histoire d'un enfant trouvé au XVIIIe siècle

Direction Ouville-la-Rivière, village d'environ quatre cent habitants, dans la vallée de la Saâne, à une dizaine de kilomètres de Dieppe.

1744 : Un enfant abandonné dans une église

Nous sommes le 10 mai 1744, sous le règne de Louis XV.

Catherine Bouillon, veuve âgée de cinquante-sept ans, demeurant dans le village voisin de Longueil, se rend sur les hauteurs du village, jusqu'à l'église Saint-Gilles, située dans la côte Sainte-Appoline. Cet édifice en pierre tuffeuse qui domine le village remonte au XIe siècle, et a été remanié aux XVIe et XVIIIe siècles. C'est à l'intérieur qu'elle découvre avec surprise un nouveau né abandonné. Le nourrisson est âgé d'environ huit jours.

Portrait d'un enfant au berceau
Portrait d'un enfant au berceau, 1823 (Rosa Bonheur peinte par son père Raymond Bonheur)
Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. © Lysiane Gauthier



Le curé de la paroisse, M. Valée, le baptise immédiatement. Jean-Baptiste Peltier, marchand mercier demeurant à Longueil, est le parrain et donne son nom de baptême à l'enfant. Catherine Victoire Le Mercier, fille du laboureur Etienne Le Mercier, âgée de vingt ans, devient la marraine. L'enfant reçoit également un patronyme, ou plutôt un surnom - « pavé » - qui évoque peut-être les pavés de l'église où il a été trouvé. Ceux qui l'ont abandonné, pour une raison qui restera à jamais inconnue, ont voulu qu'il soit recueilli en le plaçant sous la protection de l’Église. Sur son acte de décès, il est désigné comme « fils d'un inconnue et d'inconnue ayant été trouvé au Bout de huit jours ».

Eglise d'Ouville-la-Rivière AD76
Eglise Saint-Gilles d'Ouville-la-Rivière
Carte postale des années 1900-1920
Archives départementales de la Seine Maritime 020Fi_OUVILLE-LA-RIVIERE_001_2

Eglise d'Ouville-la-Rivière CPA AD76
Intérieur de l'église d'Ouville-la-Rivière
Carte postale des années 1900-1920

Archives départementales de la Seine Maritime 020Fi_OUVILLE-LA-RIVIERE_001_2

[Baptème d'un enfant trouvé
Ce jourdhuy dimanche dix jour de may mil sept cents quarante quatre a été baptisé un garçon par moy prtre vicaire de ce lieu qui paraît né depuis huit jours, Lequel a été trouvé dans l'église de ce lieu par catherine Boüillon femme de deffunt Jean quibel tripier de la paroisse de Longüeil Lequel a été nommé Jean Baptiste par Jean Baptiste peltier mercier de la paroifse de Longüeil, et par victoire Le mercier fille d'étienne Le mercier Laboureur de cette paroisse qui avec laditte catherine Bouillon ont signé par une marque ayans declaré ne scavoir ecrire Le parain ayans declaré scavoir ecrire son nom Et pour distinguer le Enfant lui a été donné le surnom pavé]

Baptême de Jean-Baptiste Pavé AD76
Acte de baptême de Jean-Baptiste Pavé à Ouville-la-Rivière
Archives départementales de la Seine-Maritime, 4E524

Les registres paroissiaux ne peuvent pas apporter d'informations sur l'enfance de Jean-Baptiste Pavé avant son mariage. Il a semble-t-il été élevé à proximité du lieu où il a été trouvé. Par qui ou par quel établissement a-t-il été recueilli ? Il n'y a aucune mention d'une autorité devant lui apporter un consentement lors de son mariage, alors qu'il n'est pas majeur, mais la présence de témoins liés à l'autorité ecclésiastique ou seigneuriale permettent d'envisager deux hypothèses : les frais ont pu être pris en charge par la paroisse ou par le seigneur de la localité.

1765 : Premières noces de Jean-Baptiste Pavé

On retrouve Jean-Baptiste Pavé dans les registres paroissiaux à l'occasion de son mariage. Devenu domestique, sans doute au service d'un agriculteur, il habite à Saint-Denis-d'Aclon, village voisin d'Ouville-la-Rivière. Il épouse Marie Catherine Lesueur, domestique comme lui, le 9 juillet 1765 dans l'église paroissiale de Saint-Denis-d'Aclon.

Mariage Pavé Lesueur AD76
Acte de mariage de Jean-Baptiste Pavé et Marie Catherine Lesueur
Archives départementales de la Seine-Maritime, 3E 000999

Acte de mariage de Jean-Baptiste Pavé et Marie Catherine Lesueur
[Cejourdhuy neuf juillet mil sept cent soixante et cinq apres la publication des bans du futur mariage d'entre jean Baptiste pavé domestique domicilié en cette paroifse agé de vingt ans, originaire de la paroifse d'ouville la riviere ou il a été baptisé et dont le père et la mère sont inconnus ; et catherine leSueur veuve de Gabriel Le Vafseur agée de trente-un an fille de feu Laurent Le Sueur et de feu françoise Cambeuf, domestique domiciliére en cette paroifse, originaire de la paroifse de St nicolas d'aliermont faitte en cette eglise au prone de la mefse paroifsialle les vingt neuf et trente juin derniers et le sept du present mois sans quil se soit trouvé aucun empechement ou opposition je soufsigné pte curé de cette paroifse ay reçu, apres les fiançailles celebrées le jour de dimanche dernier, cejourdhuy en cette eglise leur mutuel consentement de mariage et leur ay donné la benediction nuptialle avec les ceremonies prescrittes par la Ste Eglise en presence de françois thimothée delaunay clerc de cette eglise, de Monsieur joseph fifsemere bourgeois de la ville de Dieppe, de Charles Helene, tifseran demeurant en la paroifse d'ouville la Rivière de Robert Basire concierge chez Mr Le marquis de thiboutot a ouville temoins, lesquels ont signé avec l'époux et lepouze qui ont déclaré ne scavoir ecrire de ce interpellées, ayant reçu le consentement par ecrit de jacques LeSueur unique frere de l'epouze par lequel ne soppose au mariage des dittes parties.]

Les témoins qui assistent aux noces sont :
  • François Timothée Delaunay, âgé de cinquante-quatre ans, clerc de l'église de Saint-Denis-d'Aclon, c'est-à-dire assistant du curé pour tous les aspects pratiques (écriture des registres, suivi financier, enseignement auprès des enfants…), donc sans doute présent en tant que rédacteur de l'acte.
  • Jacques Joseph Fissemère, un riche quinquagénaire qui habite la commune voisine d'Ambremesnil. Il a le titre de « bourgeois de la ville de Dieppe ». Le statut de bourgeois naît aux XIII-XIVe siècles, avec le développement des villes. Les bourgeois sont des particuliers catholiques, non nobles, non clercs, et fortunés qui ont obtenu des lettres de bourgeoisie auprès d'une ville qui leur permettaient de jouir de privilèges particuliers, comme des exemptions fiscales accordées aux villes par le pouvoir royal.
  • Charles Héleine, tisserand domicilié à Ouville-la-Rivière et âgé de trente-huit ans, qui est l'époux de la marraine de Jean-Baptiste Pavé, Catherine Victoire Le Mercier.
  • Robert Basille ou Basire, concierge du marquis de Thiboutot. Le concierge est chargé de la garde et de l'administration des services domestiques des propriétés de Jean Léon de Thiboutot à Ouville-la Rivière. Ce dernier a les titres de marquis de Thiboutot, et de baron d'Ouville-la-Rivière. Il exerce des fonctions militaires auprès du roi de France, ayant le titre de premier lieutenant général de l'artillerie de France depuis 1750. Né en 1734, il a succédé à son père, Louis François de Thiboutot  (1679-1750), maréchal des camps et armées du roi, et également premier lieutenant général de l'artillerie de France, qui avait obtenu que sa terre soit érigée en marquisat.

Eglise de Saint-Denis-d'Aclon AD76
Eglise de Saint-Denis d'Aclon
Carte postale des années 1900-1920
Archives départementales de la Seine Maritime 020Fi_SAINT-DENIS-D-ACLON_001

La présence de Jacques Joseph Fissemère et d'un représentant du marquis de Thiboutot pourrait laisser supposer que ces personnages fortunés – le dernier étant en plus seigneur des lieux - auraient été protecteurs de Jean-Baptiste Pavé en finançant sa mise en nourrice puis les frais de son éducation.

Qui est Marie Catherine Lesueur ?

Elle est veuve et a trente-et-un ans selon l'acte de mariage, soit onze ans de plus que son époux.
Fille de Laurent Lesueur et de Françoise Cambeuf, elle est née dans un village aux alentours de Saint-Nicolas-d'Aliermont et a épousé en premières noces Gabriel Levasseur, le 7 janvier 1747, à  Notre-Dame-d'Aliermont. Ils ont six enfants, avant que Gabriel Levasseur, alors journalier, ne décède prématurément en 1762, à l'âge de trente-trois ans. Leur septième et dernier enfant, Jacques Basil, naît cinq mois et demi plus tard, et meurt dans ses dix mois.
Lors de ses secondes noces, Marie Catherine Lesueur est accompagnée de ses deux enfants qui ont survécu à la forte mortalité infantile de l'époque : Laurent Gabriel – quatorze ans – et Marie Catherine – huit ans. Elle s'est éloignée d'une vingtaine de kilomètres de son village d'origine ; d'ailleurs, ses parents sont décédés et aucun membre de sa famille n'est présent à la cérémonie.

Marie Catherine Lesueur est déjà enceinte lors du mariage. Trois mois et demi après la noce naît une fille, Marie Catherine, à Ouville-la-Rivière. En 1768, un fils voit le jour, Jean-François Modeste.

Catherine Le Sueur décède cinq ans plus tard, le 13 avril 1773, âgée d'environ quarante ans. Les enfants du couple sont probablement confiés dès l'enfance à leur oncle Jacques Lesueur, cultivateur et garde des bois demeurant à Croixdalle.

1775 : Secondes noces de Jean-Baptiste Pavé

Deux ans plus tard, Jean-Baptiste Pavé se marie en secondes noces avec Marie Anne Hébert, une jeune fille âgée de vingt-trois ans, de sept ans sa cadette. Lui travaille comme journalier, et elle comme fileuse. Le couple a trois enfants.

L'acte de baptême de leur fils Louis Joseph, en 1776, rappelle l'origine mystérieuse de son père, avec la mention « de l'Eglise » au dessus de son nom.

Acte de naissance de Louis Joseph Pavé - Ouville-la-Rivière
Acte de baptême de Louis Joseph Pavé, en 1776 à Ouville-la-Rivière
Archives départementales de la Seine-Maritime, 4E524

Décès de Pavé de l'Eglise
Archives départementales de la Seine-Maritime, 4E 05767




1809 : Décès de Jean-Baptiste Pavé

Marie Anne Hébert meurt en 1782 à l'âge de trente-deux ans. Jean-Baptiste Pavé vit encore plus d'une vingtaine d'années, et connaît les événements révolutionnaires avant de mourir en 1809, exerçant toujours la profession de journalier. Il est inhumé dans le cimetière d'Ouville-la-Rivière, à coté de l'église où il avait été trouvé soixante-cinq ans plus tôt. Deux de ses fils déclarent le décès.

Décès de Jean-Baptiste Pavé AD76
Acte de décès de Jean-Baptiste Pavé à Ouville-la-Rivière
Archives départementales de la Seine-Maritime, 4E 05764


Jean-Baptiste Pavé a eu au total cinq enfants et dix-huit petits enfants, puis de nombreux arrières-petits-enfants, dont aucun n'a transmis le patronyme Pavé (retrouvez sa généalogie sur Geneanet).

Carte de Seine Inférieure
Carte des communes citées dans l'article
Carte topographique du département de la Seine Inférieure, dressée par C.-V. Monin, 1844
Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE C-6771

A noter que le patronyme "Pavé" est porté par d'autres familles en Seine-Maritime, avec des "Pavé" présents à la même époque sur les communes de Longuerue ou La Rue Saint-Pierre.

Pour compléter : 
M. F. Renout, du Cercle Généalogique du Pays de Caux, a aussi fait des recherches sur Jean-Baptiste Pavé (à retrouver sur le post Facebook du CGPC du 16/01/2021) et sa petite-fille Louise Sidonie (à retrouver sur le post Facebook du CGPC du 23/01/2021).

Commentaires

  1. Garder un nouveau né pendant huit jour, le nourrir, le vêtir, le changer, le bercer pour qu'il se console et ensuite l'abandonner... Quel crève-cœur pour la mère qui n'a pas pu le garder avec elle !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense qu'elle a veillé à ce qu'il soit rapidement secouru en l'abandonnant dans l'église.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Merci pour vos commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Gâteau des poilus {recette de la Guerre 14-18}

Simplice Horus : un abandon à Rouen au XIXe siècle