Pierre Paul : une naissance illégitime au XVIIIe siècle

En 1787, une blanchisseuse, tombée enceinte pendant son veuvage, doit se présenter au bailliage de Gaillefontaine ; son enfant ne portera jamais son nom de famille.


Faux pas - Watteau
Le Faux pas, tableau d'Antoine Watteau 
conservé au Musée du Louvre

Photo (C) RMN-Grand Palais / Franck Raux

 Déclarer une grossesse illégitime : une obligation à l'Ancien Régime

Le 12 avril 1787, Marie Catherine Crevel se présente devant le Lieutenant général Charles François de Franconville à Gaillefontaine afin de déclarer sa grossesse. Depuis février 1556, un édit pris par le roi Henri II oblige en effet les femmes enceintes célibataires ou veuves à déclarer leur grossesse, afin de lutter contre les infanticides, les avortements et d'identifier le père pour qu'il assume sa charge.

Marie Catherine Crevel ne livre pas le nom de son amant et déclare ne pas savoir signer (alors qu'elle a signé sur son acte de mariage).

L'autorité compétente pour recevoir les déclarations est généralement au XVIIIe siècle la cour ou tribunal du bailliage, présidée par le lieutenant général du bailli - en l'occurrence Charles François de Franconville (1724-1789) pour le bailliage de Gaillefontaine.

Déclaration de grossesse 18e siècle
Document conservé aux Archives départementales de Seine-Maritime

Déclaration de la grossesse de Marie Catherine Crevel le 12 avril 1787 - transcription :
[Du Mercredi douzième Jour d'avril mil sept cent quatre vingt sept à Gaillefne En notre hotel devant Nous Charles françois de franconville Lieutenant General devant N. assite de notre Commis Greffier,
Est comparu Marie Catherine Crevel, agée d'environ trente trois ans fille de defunt Vincent Crevel journalier en la Cne de Pommereux, & de defunte Barbe Bailly, Veuve d'adrien Carle lors quil vivait Garde de la Seigneurie de Seaumont ou Il est décédé +, demeurante en la paroisse de pommereux laquelle pour satisfaire aux édits et déclaration du roy et arrêté de son conseil sur le fait des Grossesses, Nous a déclaré être enceinte d'environ huit mois des oeuvres d'un homme qu'elle n'a pas jugée a propos nommer, mais qu'elle promêt d'avoir soin de son fruit et de luy faire administrer le sacrement de Bapteme aussitot sa naissance et a fait sa marque ayant déclaré ne scavoir signer de ce interpellée + Il y a trois ans
Marque de ladite Vve Crevel
De laquelle déclaration nous avons la d. Crevel donné acte, et luy avons enjoint d'avoir soin de son fruit de luy faire administrer le sacrement de Bapteme aussitot sa naissance et en rendre compte a justice à toute requisition son _ aura appartenante.
De franconville]

Une veuve

Marie Catherine, fille cadette de Vincent Crevel et Barbe Bailly, est née en 1748 à Pommereux, un village situé à 6 kilomètres au sud de Gaillefontaine dans le Pays de Bray. Elle se marie en 1777, à l'âge de vingt-neuf ans, avec Adrien Carle, un homme de quatorze ans son aîné, originaire de Saint-Thibault, dépendant du diocèse d'Amiens. Elle est déjà enceinte, ce qui explique sans doute l'urgence dans laquelle s'est tenue la cérémonie du mariage. Une dispense a été accordée par l'évêque de Beauvais pour qu’elle puisse avoir lieu pendant le Carême, période où les mariages étaient interdits, et avec une seule publication des bancs au lieu des trois habituelles. La famille s'installe à Saumont-la-Poterie, où Adrien Carles est le garde des propriétés du seigneur local. Ils ont en tout quatre enfants, dont un meurt  avant qu'Adrien Carle ne décède en 1784, âgé de cinquante ans. Sa veuve retourne dans son village natal, Pommereux, où ses parents sont décédés récemment.

C'est donc trois ans après son veuvage qu'elle tombe enceinte.

Naissance d'un enfant sans patronyme

Deux mois après sa déclaration de grossesse, à l’âge de trente-neuf ans, Marie Catherine Crevel met au monde un fils, prénommé « Pierre Paul », qui demeure de père inconnu. Elle a été accouchée par la sage-femme du village, Marguerite Banse.

Acte de naissance d'un enfant illégitime
Document conservé aux Archives départementales de Seine-Maritime
[L an mil sept cent quatre vingt sept le mardy vingt sixième jour du mois de juin a été baptisé par moi curé sousigné pierre paul né d'hier de Catherine Crevelle blanchiseuse veuve de pierre Carle garde chasses en son vivant de cette paroisse et d'un pere inconnu Le parrain pierre Louvet manouvrier et Marie angelique dutil femme de remy de Sainte tonnelier cette paroisse qui avec margueritte Banse sage femme aussy de cette paroisse, qui a apporté l'enfant au Baptême, ont declaré ne scavoir signé de ce interpellés.]

Aucun patronyme n'est indiqué sur l’acte de baptême. Sous l’Ancien Régime, la mère ne transmet pas son propre patronyme. Ici, l'enfant a juste deux prénoms : "Pierre" comme son parrain, Pierre Louvet ; et "Paul", peut-être en référence aux deux saints patrons de l'église de Pommereux où il a été baptisé.

Saint Pierre Pommereux
Saint-Pierre en médaillon, représenté sur la voûte
du XVIe siècle de l'église de Pommereux
Photothèque Normande

La situation a dû être difficile pour Marie Catherine Crevel à la fois à cause d'une réputation ternie et du poids d'une nouvelle bouche à nourrir, en plus de ses trois enfants. Elle gagne alors sa vie comme blanchisseuse, un métier dur au contact de l'eau, été comme hiver.

Blanchisseuse Chardin
La blanchisseuse, gravure de Charles Nicolas Cochin le Jeune, d'après Jean-Siméon Chardin
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado

Patronyme : Crevel, Carle... Paul !

Pierre Paul n'a jamais porté le nom de jeune fille de sa mère "Crevel".
C'est "Pierre Paul" qui est inscrit sur son acte de baptême et son deuxième prénom va devenir le patronyme "Paul". Il n'y a apparemment pas de règles sous l'Ancien Régime sur le nom des enfants naturels qui peuvent porter un nom différent de celui de leur mère. Peut-être lui a-t-on donné ces deux prénoms en attendant une reconnaissance qui n'a pas eu lieu ?

Sur plusieurs actes, il est mentionné comme "Pierre Paul dit Carle", voire "Pierre Carle", nom de mariage de sa mère, qu'il a probablement porté au quotidien.
Cet usage a engendré des confusions que les décisions des tribunaux ont conforté  :

  • Un de ses dix enfants - Eléonor Alexandre - ne s'appelle pas Paul, car déclaré lors de sa naissance sous le nom "Carle". Sur l'acte de mariage d’Eléonor Alexandre en 1848, Pierre Paul signe "ppaulcarle". La confusion se renouvelle à la génération suivante. Deux des enfants d’Eléonor Alexandre reçoivent le nom "Carle" à leur naissance, alors que le troisième, Alexandre Aimé, né en 1857 à Haussez, est nommé "Paul (dit Carle)". Un jugement du tribunal civil de Neufchâtel du 30 juin 1880 rétablit le patronyme de "Carle" pour toute la fratrie.
  • En 1846, son fils Auguste Edouard se marie sous le nom de famille "Pierre-Paul" et signe "Auguste Edouard Pierre Paul". Il a trois enfants qui sont déclarés sous le nom "Carle" et il est appelé "Auguste Edouard Carle" sur son acte de décès en 1856. Une mention indique qu'un jugement du tribunal de première instance de Beauvais du 4 janvier 1870 rétablit le nom de "Paul" pour ses trois enfants et lui-même.

Les différentes signatures de Pierre Paul après 1802 (date à laquelle il déclare ne pas savoir signer) :


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