Les videurs de tinettes de Dieppe

Tinettes

« Tinette », un mot qui semble tiré d'une comptine ou d'un surnom d'enfant...
S'il s'agit bien d'un diminutif, l'usage de l'objet qu'il désigne est bien moins charmant !
La tine - mot qui existe déjà au Moyen-Âge - est une sorte de tonneau qui sert au transport ; et la « tinette » désigne donc un petit tonneau.
En bois ou en métal, la tinette est en matière d'hygiène un récipient qui sert de fosse d'aisance mobile (latrine) - une sorte de pot de chambre. 

C'est l'occasion de se replonger dans l'histoire de l'hygiène et de l'assainissement urbain.

Les tinettes : un usage répandu à Dieppe au XIXe siècle

Les tinettes existaient déjà au XVIIIe siècle à Dieppe. Elles sont par exemple mentionnées dans le Voyage de Paris à Dublin à travers la Normandie et l'Angleterre, ouvrage écrit en 1789 par Charles-Etienne Coquebert de Montbret.
C'est dans le journal local La Vigie de Dieppe, qui commence à être éditée en 1836, que j'ai trouvé plus de détails sur l'évolution de l'usage des tinettes.

La vidange des tinettes

C'est un entrepreneur qui effectue la vidange en concluant un bail avec la mairie. En 1838, des ouvriers chargent les tinettes, marquées à l'adresse des habitants, dans des voitures fermées - une habitude alors récente, elles étaient auparavant portées à bout de bras. Ils épandent leur contenu sur un terrain situé à Caude-Côte, sur les hauteurs de la ville. Ces allers-retours doivent être effectués tôt le matin pour limiter les désagréments liés aux odeurs. En 1839, le sieur Durieu touche soixante-dix centimes par tinette vidée ; d'autres entrepreneurs présentent des tarifs qui augmentent s'il faut chercher la tinette à l'étage.

Tinettes Vigie de Dieppe
La Vigie de Dieppe, 13/08/1836

Le fonctionnement des tinettes

Des schémas extraits du Dictionnaire illustré de médecine usuelle d'Emile Galtier-Boissière permettent de comprendre les installations à la fin du XIXe siècle. Les tuyaux de chute des cabinets de l'immeuble étaient reliés à une tinette, située généralement dans un local au sous-sol, qu'il fallait régulièrement vidanger (soit en la vidant dans une tonne, soit en remplaçant la tinette pleines contre une tinette désinfectée). D'autres immeubles disposent de fosses d'aisance fixes dans leur sous-sols, qui peuvent présenter des risques d'infiltration lorsque l'étanchéité se dégrade, et sont très risquées à vider à cause des gaz qui se dégagent.

Fosse mobile d'aisance - tinette
La tinette reliée au tuyau de chute du cabinet
Emile Galtier-Boissière, Dictionnaire illustré de médecine usuelle, 1902

Tinettes mobiles
A. Besson, Traité élémentaire d'hygiène, 1896 (Gallica)

Le système des tinettes de Dieppe est mentionné dans un numéro de la revue La Technique sanitaire et municipale de 1925 : "il y a 50 ans, notamment, à Dieppe, il existait des tinettes qui contenaient les matières fécales. A une certaine heure de la journée, des camions spéciaux circulaient dans lesquels on déversait le contenu de ces tinettes. Cette méthode était fort défectueuse et même tout à fait antihygiénique", pouvant "provoquer des contaminations et des épidémies, surtout en période de chaleurs".
En 1894, un recensement effectué par M. Coche pour la Commission des logements insalubres fait état de 2 943 habitations à Dieppe, habitées par 6 215 ménages, mais qui comportent seulement 700 fosses fixes, dont 357 se déversent en sous-sol, et 2 600 tinettes. Certains habitants n'hésitent pas à jeter les "matières infectieuses dans les égouts et les ruisseaux". "Bon nombre d'habitants semblent vivre, très heureux de leur situation, en des intérieurs enfumés et sans air".

Le Sanitarium

A la fin du XIXe siècle est créée la Société Dieppoise d'Assainissement, dirigée par Ernest Dufour, et qui prendra par la suite le nom de Sanitarium ; elle va proposer ses services à la Ville de Dieppe.

Ernest Dufour : entrepreneur et érudit local

Ernest Dufour est né à Fry, un village du Pays de Bray situé à soixante kilomètres de Dieppe ; son père est instituteur à La Feuillie. Il fait de brillantes études au Collège de Dieppe, devient clerc de notaire puis commissaire priseur à Dieppe. Il se lance ensuite dans différents projets entrepreneuriaux et devient parallèlement l'un des érudits locaux de la ville, passionné d'archéologie.
Voici son parcours retracé dans la Vigie de Dieppe à l'occasion de son décès en 1938 :
Ernest Dufour (Dieppe)
La Vigie de Dieppe, 28/05/2020

Le nouveau système d'assainissement mis en place

Ernest Dufour expose en 1894 son projet d'usine de transformation aux membres de la Commission d'Hygiène de Dieppe. Sur un terrain situé route de Bonne Nouvelle à Martin-Eglise, il compte construire une usine permettant la "transformation immédiate des matières fécales en sulfate d'ammoniaque et en poudrette, et des matières animales en substances inodores" qui seront utilisées pour la fabrication d'engrais. Il garantit l'absence d'odeurs ou de gaz nocif, et promet de créer de nombreux emplois d'ouvriers. A l'époque, le contenu des tinettes et des fosses est encore déversé dans la nature sur les plateaux aux alentours de la ville.
Deux années plus tard, il présente à la municipalité son système de "vidange inodore des fosses d'aisances fixes et mobiles". Concernant les fosses d'aisances fixes, il propose l'aspiration des "matières fécales dans des tonneaux métalliques par le vide fait au moyen d'une pompe à vapeur munie d'un appareil pour le brûlage des gaz", ce qui supprime la vidange à l'air libre avec des seaux. Pour les tinettes, il veut remplacer les 3 200 tinettes en bois existantes, "vases sales et imprégnés d'odeurs nauséabondes", par des récipients en métal hermétiques d'une capacité de 70 litres, dont sa société garderait la propriété. Ces derniers seront transportés par des voitures fermées d'une capacité de vingt à vingt-cinq tinettes. Leur enlèvement sera effectué une fois par mois pour les purger à la vapeur haute pression et les désinfecter. Des contrats d'abonnement seront proposés aux propriétaires et locataires. Le tarif sera maximum de 1 franc pour l'enlèvement des tinettes et sera réduit de moitié pour les locataires les plus modestes. L'entrepreneur demande que l'enlèvement puisse aussi se faire de jour en garantissant l'absence de désagréments. Des conditions sont néanmoins imposées par la municipalité : dissimuler les tinettes par une enveloppe en osier au moment de leur enlèvement, ne pas opérer entre 9 et 20 heures pendant la saison d'été dans les quartiers touristiques, et "ne mettre sur ses voitures de transport aucune inscription susceptible d'appeler l'attention de l'usage auquel elles sont destinées". Le contenu des fosses sera déversé dans des citernes étanches, et deviendra la propriété du concessionnaire. Ce dernier mettra en place gratuitement un service d'enlèvement des détritus organiques, notamment ceux de l'abattoir, d'une fourrière municipale et de quatre cabinets d'aisance publics.
Le 31 août 1897 est signé le traité entre la Société Dieppoise d'Assainissement (qui deviendra le Sanitarium) représentée par M. Dufour et la Ville de Dieppe. Un arrêté municipal est pris le 10 janvier 1898 pour appuyer les dispositions, notamment obliger le remplacement des tinettes en bois par des récipients métalliques et imposer une déclaration préalable et par écrit au Commissariat de Police pour toute vidange.
Les bureaux sont installés au 51 Quai Henri IV, et l'usine de retraitement Cours Bourbon.

L'« affaire des tinettes »

En 1914, les relations se dégradent entre la société dirigée par Dufour et la municipalité. Dufour attaque la ville pour non respect du contrat conclu dix-sept ans plus tôt et réclame des dédommagements financiers. Puis en juillet 1914 éclate l'« affaire des tinettes » lorsqu'il décide de passer le droit de location mis en place depuis 1899 de 30 centimes à 50 centimes par tinette, expliquant qu'il travaille à perte. Cette augmentation suscite de nombreuses plaintes des habitants.
De plus, le système promis comme inodore pas n'est pas vraiment une réalité. Le défilé des voitures chargées de tinettes dérange l'odorat dans les quartiers commerciaux et touristiques de la ville.

Tinettes La Vigie de Dieppe
La Vigie de Dieppe, 24/07/1914

Qui sont les employés de M. Dufour - les videurs de tinettes ?

C'est en faisant des recherches sur une femme employée au vidage des tinettes que j'ai été amenée à me pencher sur la question. La famille Specht, des nomades originaires d'Allemagne, et installés dans des roulottes ou des baraquements Cours Bourbon ou dans le quartier du Pollet, commencent à travailler dans les années 1915 pour Dufour. Leur métier officiel dans les actes d'Etat Civil ou dans les recensements est "charretier".
 
Charretiers
La Vigie de Dieppe, 16/07/1920


Avec des conditions sanitaires douteuses, des charges lourdes à transporter dans les escaliers, et des attelages à manier, le métier n'est pas sans risques. A l'exemple du charretier Fernand Fournot, qui meurt en 1915 écrasé par la roue arrière d'une charrette chargée de tinettes. A cela s'ajoute la mauvaise réputation liée au métier.

Tinettes
La Vigie de Dieppe, 16/08/1927

Une fois arrivés à l'usine du Cours Bourbon, les tinettes doivent être vidées, nettoyées et réparées.


Carte-photo montrant la réparation des tinettes dans un atelier situé en Basse-Normandie
"Le sanitarium : atelier de réparation de fosses mobiles" (en vente sur Delcampe)

Pendant la guerre, la société a des difficultés à assurer le service, et fait majoritairement appel à des femmes pour l'enlèvement des tinettes.

Tinettes
La Vigie de Dieppe, 24/04/2017


Vers le tout-à-l'égout

L'incompatibilité des tinettes avec "Dieppe ville climatique"

En 1919, Dieppe envisage de devenir une "station climatique", un classement créé par la loi du 13 avril 1910  Les stations climatiques" offrent aux malades leurs avantages climatiques" selon la loi du 24 septembre 1919, et sont des lieux "dont le climat est reconnu comme particulièrement favorable, et qui sont organisés pour le séjour des visiteurs" selon le dictionnaire Larousse de 1922. Les communes classées peuvent percevoir une taxe spéciale sur le séjour des étrangers (la taxe de séjour).

Dieppe CPA
Carte postale du début du XIXe siècle
Archives départementales de Seine-Maritime

L'état de l'assainissement est rédhibitoire pour que Dieppe puisse accéder au classement.

La Vigie de Dieppe, 27/04/1923

 M. Pouchet rend son rapport sur la candidature en 1924 :

    Rapport sur la candidature de Dieppe comme station climatique
    Extrait du Bulletin officiel de l'Office national d'hygiène sociale de 1924
    (disponible sur Gallica)

Il propose d'accorder le classement à condition que la ville améliore sa canalisation d'eau potable et dépose sous six mois son projet définitif de construction du tout-à-l'égout.
Dieppe obtient le classement en "station climatique" par décret du 21 janvier 1925, ce qui lui permet de prélever une taxe de séjour qui va être affectée au financement du projet d'assainissement.

Cet antagonisme tinettes / tourisme inspire les humoristes locaux. Le sujet est évoqué de façon burlesque lors de la cavalcade du Pollet de mars 1927. Dans le cortège, un groupe fantaisiste précédé d'une pancarte "Dieppe station climatique" s'est déguisé en tinettes ; il est suivi par une confortable poubelle avec la marque "Le rêve A. B. NEZ". La revue "Dieppe Hen-ri-ant" 1930 composée par Léon Herbland et Marcel Gouel comprend la chanson des tinettes, où deux tinettes veulent entrer au musée pour leur retraite.

L'arrivée du tout-à-l'égout

En 1927, la municipalité opte définitivement pour le réseau par système atmosphérique Gandillon, qui est déjà mis en service dans la ville de Villeneuve-Saint-Georges. Le système est conçu pour les villes situées dans des zones plates avec des nappes phréatiques proches du sol. Le vide fait à intervalles réguliers permet de créer des chasses rapides et d'effectuer un autocurage ; l'usine d'aspiration qui est couplée avec une station d'épuration des eaux usées.

Tinettes Vigie de Dieppe
Annonce de La Vigie de Dieppe du 4 avril 1930

Le tout-à-l'égout est opérationnel en 1933, et ce système est encore exploité aujourd'hui. 
Mais, à la fin des années 1940, toutes les habitations n'y sont pas raccordées et certaines conservent le système de tinettes, gérées en même temps que les ordures par les éboueurs.


Que reste-t-il aujourd'hui des tinettes ? 

Si elles ont heureusement disparu du quotidien, elles sont encore dans quelques expressions des Dieppois, comme le "camion à tinettes" pour appeler le camion hydrocureur.


Quelques sources utilisées :
  • La référence pour l'étymologie : le site du CNRTL.
  • La Vigie de Dieppe numérisée sur le site patrimoine.dieppe 
  • Thierry Poujol, Le développement de l’assainissement par dépression : un réseau urbain retrouvé, 2010 (déposé sur HAL) 
  • Revue La Technique sanitaire et municipale de 1925. BNF Gallica 
  • Emile Galtier-Boissière, Dictionnaire illustré de médecine usuelle par (1902) BNF Gallica

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