La mise sous le voile pour légitimer un enfant au XVIIIe siècle

Mis sous le voile pendant la bénédiction nuptiale
 

Direction Longmesnil, un village du Pays de Bray en Seine-Maritime, sous le règne de Louis XV, où Barbe Bailly, célibataire de vingt-huit ans, est tombée enceinte.


Une naissance illégitime

 Vincent est baptisé le 10 janvier 1733 :

Baptême de Vincent Crevel 1733

Archives départementales de Seine-Maritime.

Transcription :
Ce 10e de janvier mil sept cens trente trois
s'est presenté a nous pierre Baillif de la
paroisse des Noyers le quel nous a declaré
que Barbe Baillif sa soeur estoit accouchée
d'un enfant hors mariage quil a dit estre des
oeuvres et faits de vincent crevel lequel enfant
demandoit le bapteme lequel nous luy avons
accordé comme estant pressé pourquoy led[it]
pierre baillif nous a promis que nous nen
aurions coust perte ny dommage, cequila
signé avec nous Le d[it] enfant a été nommé
Vincent. Son parrein françois bazin sa marreine
marie louvet.


Le père de l'enfant est désigné : il s'agit de Vincent Crevel, journalier de la paroisse des Noyers, d'où le choix du prénom "Vincent" pour l'enfant.

L'expression "nous n'en aurions coust (pour coût) perte ni dommage" est utilisée par le curé de Longmesnil à chaque fois qu'il célèbre le baptême d'un enfant illégitime. Je n'ai pas trouvé d'autres documents qui reprennent exactement cette expression, mais il existe des formulations proches dans des actes juridiques. Par exemple, pour le bail d'un troupeau d'ovins, les preneurs s'obligent à "en prendre le soin nécessaire, en telle sorte qu'il n'en arrive perte ni dommage" (Extrait du Dictionnaire oeconomique de Noël Chomel, 1767. Bibliothèque Nationale de France, disponible sur Gallica). Cette phrase évoque sans doute le nécessaire engagement d'un tiers à prendre en charge les dépenses liées à l'enfant - et en premier lieu les honoraires de la célébration. Pierre Bailly, frère aîné de Barbe, qui a la responsabilité de la jeune femme depuis le décès de leurs deux parents, fait ainsi cette promesse en apposant sa marque sur le registre paroissial. 

Les futures filles-mères devaient aussi déclarer leur grossesse auprès des autorités pour prévenir des infanticides mais les déclarations de grossesse de l'époque n'ont d'ailleurs pas été conservées.


Légitimation par le mariage


La relation de Barbe et Vincent se scelle finalement par un mariage célébré à Longmesnil sept mois plus tard.

Mariage de Vincent Crevel et Barbe Bailly

Archives départementales de Seine-Maritime.

Transcription :
[Mar.
Le seize d'aout 1733. ont été fiancés Vincent Crevel fils de Vincent et de Margue
ritte Méteil ses père et mère de la paroisse des noyers diocèse de rouen d'une part.
et Barbe Bailly fille de défunt pierre Bailly et de défunte barbe foulon de cette
paroisse d'autre part. ne s'étant trouvé aucun empêchement après les publications
des bans faits tant en l'Eglise de Céans qu'en celle des Noyers suivant le certificat
du _ Levasseur prêtre aud[it] Noyers. je prêtre curé de cette paroisse les ai mariés
selon la forme prescrite par notre mère Ste Eglise Cath[olique] Apost[olique] et Romaine, après
avoir tous deux été munis des S[ain]ts Sacrements de pénitence et d'Eucharistie. en présence
de leurs parents et amis soussignés le dix-sept du mois d'aout 1733. et l'enfant
aïant été batisé le 10e de janvier 1733 né hors mariage des oeuvres dud[its] époux a
été mis sous les draps lors du présent mariage.]

Leur enfant est légitimé lors du mariage avec cette expression imagée : "a été mis sous les draps lors du présent mariage".
Il s'agit en fait d'un rituel. Le drap, ou poêle, était un voile tendu au-dessus des mariés pour la bénédiction nuptiale.

Voici l'explication qu'en donne le Dictionnaire de l'Académie Française de 1798 :

Définition de poêle
Bibliothèque Nationale de France (disponible sur Gallica).

 
Placer l'enfant né avant le mariage sous ce drap permettait donc de le reconnaître pour légitime.

Cette coutume est aussi évoquée dans des ouvrages de droit, comme le Dalloz :

Enfants mis sous le drap

Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence en matière de droit civil, commercial, criminel, administratif, de droit des gens et de droit public : jurisprudence générale. Tome 35, 1845-1870. Bibliothèque Nationale de France (disponible sur Gallica). 

La bénédiction nuptiale sous le drap / le poêle est représentée dès le Moyen-Âge dans les manuscrits :

Bénédiction nuptiale XIIIe siècle

Représentation du XIIIe siècle.
Manuscrit de la Bibliothèque municipale de  (catalogue de manuscrits Initiale).

Deux jeunes hommes tiennent le voile pendant la bénédiction nuptiale lors du mariage du Duc de Bourbon et de Mademoiselle de Nantes à Versailles en 1685 :

Mariage du Duc de Bourbon et de Mademoiselle de Nantes à Versailles en 1685
Almanach de 1686 gravé par Jean Moncornet.

Bibliothèque Nationale de France (disponible sur Gallica).

 

Le couple a eu cinq autres enfants. Barbe Bailly décède en 1779 à l'âge de soixante-quinze ans, et Vincent Crevel en 1784 à l'âge de soixante-dix-sept ans. Leur fille Marie Catherine donne aussi naissance à un enfant illégitime, Pierre Paul, dont l'histoire a déjà été évoquée dans le blog.

Retrouvez Vincent Crevel sur mon arbre généalogique en ligne sur Geneanet.

Sources :

  • Un article intéressant et bien illustré sur l'usage du voile lors de la bénédiction nuptiale : Henri de Villiers, "Un antique usage : la velatio nuptialis ou le mariage au poêle", blog Schola Sainte Cécile, 11/07/2014. 
Merci à l'entraide généalogique du Fil d'Ariane qui m'a permis d'écarter la piste de la déclaration de grossesse et aux personnes qui répondent sur le forum de Geneanet sur les questions de transcription.

Commentaires

  1. Voilà une expression qui prend tout son sens avec ce billet intéressant

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  2. Je connaissais l'expression mais votre article est extrêmement bien illustré. Pour info, Hélène UGER, première épouse de Vincent CREVEL fils est la petite fille de mes ancêtres Philippe UGER X Françoise BECTARTE.

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