Les mariés de la Grande Guerre

Couple de mariés vers 1919


Pour cette semaine du Mois Geneatech consacrée à la Saint Valentin, je vous propose une enquête pour trouver qui était le couple d'amoureux présent sur cette photographie.


Ce que nous apprend la photographie


Une photographie de mariage

La jeune femme est en tenue de mariée : une robe, des gants blancs et la traditionnelle couronne de fleurs d’oranger en cire.


L'uniforme de poilu

J'ai fait appel à l'aide des internautes sur les forums Geneanet et Pages 14-18 pour m'aider sur les détails de l'uniforme et des décorations.

L'époux porte la tenue bleue horizon d'un soldat de la première guerre mondiale, qui comprend une vareuse, un pantalon-culotte et des bandes molletières.


Le numéro du régiment

Sur son col est indiqué le numéro de son régiment : 128. Il appartient donc vraisemblablement au 128e Régiment d'Infanterie.


La fourragère

La cordelette tressée que le soldat porte à l'épaule gauche est une fourragère, une décoration qui récompense les unités militaires. Le régiment auquel il appartient a été décoré de la fourragère aux couleurs de la croix de guerre au printemps 1918, puis de la fourragère aux couleurs de la médaille militaire après l'armistice.



Fourragère pour drapeaux et étendards de la nuance de la croix de guerre
Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette
Paris, musée de l'Armée


La croix de guerre

Le soldat arbore une croix de guerre 1914-1918, avec une étoile de bronze fixée sur le ruban.

Cette décoration a été instaurée par la loi du 8 avril 1915 pour récompenser les combattants cités individuellement pour faits de guerre.

Ainsi, mon arrière-grand-père Alphonse Lubias a reçu la « Croix de guerre Etoile de Bronze » pour sa citation à l'ordre du régiment (voir mon article sur ses médailles qui sont exposées dans un cadre décoratif). 



Croix de guerre 1914-1918
Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette
Paris, musée de l'Armée


L'insigne spécial des blessés de guerre (?)

A droite de la croix de guerre est accrochée une barrette rectangulaire. L'hypothèse émise par plusieurs internautes via les forums est qu'il s'agit de l'insigne spécial des blessés de guerre. Cette décoration a été créée le 27 juillet 1916 ; les conditions d'attribution ont été fixées définitivement par la circulaire du 15 juin 1917 aux blessés de guerre et aux soldats réformés, retraités ou versés dans le service auxiliaire pour maladie contractée ou aggravée en service. Elle se compose d'un morceau de ruban de 10 cm rayé de bleu, jaune et rouge sur lequel est fixée une petite étoile en émail rouge vif.


Insigne spécial des blessés militaires
Insigne des blessés militaires
Source : Borodun, Wikipedia


Les autres décorations du soldat

La photographie n'est pas assez nette pour identifier clairement les autres décorations portées par le soldat.


A gauche de la croix de guerre, on distingue une sorte d'insigne qui pourrait être plutôt un petit bouquet de fleurs d'oranger, qui rappelle la couronne de la mariée.

Une médaille ronde tenue par une chaîne est accrochée à la vareuse, mais impossible de voir ce qui est représenté sur la face.


Le brassard

Le soldat porte un brassard à son bras gauche. Il s'agit probablement d'un brassard de crêpe noir porté pour marquer un deuil.


Brassard de deuil
Extrait du Le livre du gradé d'infanterie, édition 1913-1914 (disponible sur Gallica).


Une identification possible en parcourant mes recherches généalogiques


La photographie appartenait à mon arrière-grand-mère Eugénie : ce pourrait être un cousin ou une cousine, un voisin proche... J'ai concentré mes recherches sur son cousinage et j'ai regardé aussi du côté de sa belle famille. J'ai ainsi consulté les registres matricules des jeunes hommes susceptibles d'avoir été mobilisés pendant la première guerre mondiale, afin d'identifier une information primordiale : l'appartenance au 128e (Régiment d'Infanterie ?). Autre condition, que la personne ait contracté un mariage vers 1917-1920.


Un couple correspond : Marie Albertine Mongne, cousine germaine d’Eugénie, épouse Georges Gabriel Bourguignon le 28 janvier 1919. Ce dernier, encore mobilisé, est soldat au sein du 128e Régiment d'Infanterie.


Georges Gabriel Bourguignon est le troisième enfant de Jules Bourguignon et Gabrielle Antonia Verdier. Il est né le 13 juillet 1897 à Mesnil-Mauger, village du Pays de Bray situé entre Neufchâtel-en-Bray et Forges-les-Eaux. Il a onze frères et sœurs, dont six décèdent en bas âge. Sa famille est très modeste : son père est journalier, ses parents ne savent pas écrire et son frère aîné non plus. Les garçons sont placés jeunes comme domestiques, probablement chez des agriculteurs des environs.


Mobilisation au sein de la classe 1915

Georges a dix-sept ans lorsqu'éclate la guerre. Son frère aîné Jules échappe provisoirement à la mobilisation de la classe 1915 ; il est sans doute réformé (il sera classé "bon pour le service armé" par la commission de réforme du 13 juin 1917).

Georges est donc le premier de la famille à être appelé sous les drapeaux avec l'appel de la classe 1917 le 5 janvier 1916, sur demande du général Galliéni, ministre de la guerre.


Appel 1916 du général Gallieni
Extrait de l'Excelsior, 29 décembre 1915 (disponible sur RetroNews).


Voici le signalement de Georges dans le registre matricule :



Archives départementales de Seine-Maritime


Sa taille relativement petite est compatible avec l'homme photographié.

Georges est affecté au 72e Régiment d'Infanterie. Après la phase d'instruction en caserne, il rejoint son régiment le 7 septembre 1916 comme soldat de 2e classe. Le 72e RI est alors positionné au nord de la Somme en septembre 1916, à Bouchavesnes.


Incorporation dans le 128e Régiment d'Infanterie

En janvier 1917, Georges intègre le 128e Régiment d'Infanterie. Après un cantonnement en Lorraine, les troupes du régiment sont transportées en train jusqu'en Champagne et participe le 4 mai à une attaque sur le mont Spin. Le 128e RI est ensuite envoyé en Meuse en juin 1917, dans la région de Revigny, puis sur la cote 304 où il effectue une percée sur les lignes ennemies. Il participe ensuite à l'attaque sur le village de Réchicourt en Lorraine. Fin avril 1918, il est transporté dans les Flandres, sur le mont Kemmel. Le 18 juillet 1918, le régiment participe à une offensive sur l'Ourcq, puis en septembre dans le Soissonnais, avant de retourner dans les Flandres à Roulers puis Audenarde.

La devise du 128e RI : "Ce que l'on me demande je le donne et au delà."


A-t-il reçu la croix de guerre ?

Aucune décoration militaire n’est mentionnée sur le registre matricule de Georges Bourguignon. Du coup, j'avais éliminé le couple de la liste des possibles candidats lorsque j'ai commencé à me pencher sur la photographie il y a quelques années ; mais, quand j'ai pu consulter son acte de mariage mis en ligne récemment, j'ai pu lire que le marié était "décoré de la croix de guerre", une décoration qu'il devait arborer devant le maire.

J'ai parcouru les historiques et les journaux des marches et opérations (JMO) des 72e et 128e RI, à la recherche d'une citation à l'ordre. Rien dans les historiques, qui ne mentionnent que quelques citations remarquables, rien dans les JMO du 128e RI, et enfin, une liste de cités à l'ordre du régiment qui pourrait correspondre dans un JMO du 72e RI. Alors que le régiment est au repos à Chipilly en octobre 1916, 84 soldats et officiers sont cités à l'ordre du régiment, dont un certain Bourguignon :


JMO 72e RI
Journal des Marches et des Opérations du 72e Régiment d'Infanterie, du 28 septembre 1916 au 7 décembre 1916. Ministère des Armées,  26N659/13, p. 33/79 (disponible sur Mémoire des Hommes)


A-t-il pu recevoir l'insigne spécial des blessés de guerre ?

Aucune blessure n'est mentionnée dans le registre matricule. Ce dernier comporte cependant une mention médicale : Georges reçoit une pension de l'armée pour invalidité à partir de 1928. Il est atteint de sclérose pulmonaire (son invalidité est estimée à 10% en 1928, et 35 % en 1931), une affection probablement due à l'inhalation de gaz de combat. Peut-être aurait-il pu être reconnu comme blessé de guerre...


Y a-t-il eu un deuil familial récent ?

Je n’ai pas identifié de deuil récent dans la famille de Georges Bourguignon (frères-sœurs, parents et grands-parents). 


Marie Albertine Mongne est la fille aînée de Charles Mongne et d'Antoinette Morin, tante de mon arrière-grand-mère. Elle est née le 1er février 1893 à Gaillefontaine. Elle a deux frères : Charles Antoine et Rigobert Roger, et une sœur, Charlotte Antoinette. La famille s'installe vers 1905 dans une ferme des Défends à Conteville.


Deux deuils récents

Son frère Charles Antoine est mobilisé dès le début de la Première Guerre Mondiale. Il meurt au combat en mai 1917, pendant la bataille des Monts de Champagne.

Sa mère Antoinette décède en juin 1918 à l'âge de quarante-neuf ans. Six mois plus tard a lieu le mariage de Marie Albertine et de Georges, qui porterait donc un brassard de deuil en souvenir de ces deux défunts.


La vie du couple après le mariage

Georges est employé après sa démobilisation à la Compagnie des Chemins de fer du Nord. Le couple a quatre enfants (selon le registre matricule). Ils habitent Grumesnil, Canny-sur-Thérain puis Elbeuf-en-Bray où ils exploitent une ferme.

Marie Albertine décède en 1944 et Georges en 1972. Une recherche sur Geneanet m'a permis de localiser leur sépulture dans le cimetière d'Elbeuf-en-Bray, avec une plaque des anciens combattants "A.C.N." comportant la Croix de guerre 1914-1918.


Mariés Première Guerre Mondiale
Photographie colorisée


Epilogue : une identification confirmée

Suite à la publication de l'article, plusieurs généalogistes utilisant Twitter m'ont suggéré des pistes. @manu75_ancetres du blog Ancêtres, vos papiers ! a trouvé qu'une fille du couple avait épousé un maire grâce aux photographies de tombes présentes sur Geneanet. En prenant contact avec la mairie puis en ayant la chance de trouver les coordonnées des personnes dans les pages blanches, j'ai pu échanger avec des petits-enfants du couple qui m'ont confirmé l'identification. 


Retrouvez Georges et Marie Albertine Bourguignon dans ma généalogie sur Geneanet.


Sources :

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